Mercredi 10 septembre, 21h. Nous sommes positionnĂ©s au large de la Corogne et le vent commence Ă monter sĂ©rieusement. Rapidement, nous recevons 4BF en Ă©tabli et 5 en rafales et prenons alors un 2Ăšme ris dans la GV avant la nuit. Nous surfons parfois Ă plus de 10 nds sur une mer formĂ©e et croisĂ©e dâouest de 2.5m avec 9 secondes de pĂ©riodes. Nous nous tapons tous les deux un mal de mer. Serait-ce parce que notre derniĂšre navigation remonte Ă pratiquement un mois ? Ou serait-ce la consĂ©quence dâun trop plein de cookies, de vins rouges, de fromages et de festivitĂ©s ? Probablement les deux⊠Le lendemain matin, Yes AĂŻ est en furie, toujours dans les mĂȘmes conditions mĂ©tĂ©orologiques. La fatigue sâinstalle mais nous essayons de lâignorer. Chacun notre tour, nous prenons la barre puisque le pilote auto ne peut pas nous assister. ComplĂštement dans les choux, il envoie notre barque sur de grosses abattĂ©es et sur de gros dĂ©parts au lof avant mĂȘme que le vent, tard dans la soirĂ©e forci et atteigne 5 Ă 7 BF. MalgrĂ© cela, nous gardons le foc tel quel. Nous ne l'arrisons pas et espĂ©rons que nous ne le regretterons pas au beau milieu de la nuit⊠Cette nuit oĂč comme la prĂ©cĂ©dente nous enchainons les quarts. Marvin dort trĂšs peu lorsque câest Ă mon tour de barrer, peut-ĂȘtre par manque de confiance. Comment pourrais-je lui en vouloir quand moi-mĂȘme la confiance en mes gestes est minim ou frĂŽle le 0% đŹ. 20h, courage me dit le capitaine, nous sommes passĂ©s sous les 100 milles. Il ne reste exactement plus que 70 milles jusquâĂ Camaret et 40 milles jusquâau Raz de Sein. Je reprends mon poste de barreuse. Nous glissons Ă vive allure alors que la houle vient soulever le bateau sans crier garde. Une fois sur quatre, elle dĂ©cuple la force amassĂ©e dans la barre. Jâai le bras droit en feu et un point douloureux entre les deux omoplates qui ne fait que grandir. Ma main gauche sâagrippe au winch bĂąbord car sans ça, je pourrais me faire projeter par-dessus bord. Dans cette houle opulente et cette nuit obscure, il y a 0 chance pour que Marvin puisse me secourir. Ce serait donc fĂącheux que cela arrive. Aussi, ma relative petite taille mâoblige Ă allonger ma jambe droite pour que mon pied atteigne le bord intĂ©rieur droit du cockpit et afin de retenir ces propulsions dans la gite. Mon corps souffre sous ses asservissements qui durent depuis plus de 56 heures maintenant. 1 heure plus tard, mon capitaine prend la relĂšve. Ouf, enfin. Je vais pouvoir relĂącher ma carcasse sur la banquette sous le poids du sac de couchage et de CahuĂšte qui ne semble pas trĂšs rassurĂ©e. Depuis lâhabitacle, les bruits et les secousses paraissent plus violentes que lorsque lâon se trouve Ă lâextĂ©rieur. Dehors câest la guerre. NĂ©anmoins, lâĂ©puisement est tel que je m'endors en quelques minutes. 2 heures plus tard, le rĂ©veil sonne mais je suis dĂ©jĂ Ă©veillĂ©e. Quelques minutes avant le gong, une vague plus puissante que les autres est venue se fracasser violemment contre la coque, m'arrachant dâun sommeil fragile. Ces derniĂšres minutes, je les ai passĂ© Ă rĂ©pertorier toutes les parties du corps qui me faisaient mal, noyĂ©es dans un engourdissement gĂ©nĂ©ral. Et je me souviens alors avoir quittĂ© la Galice avec un sĂ©vĂšre torticolis. Je ne sais pas sâil sâest dissipĂ© ou sâil sâest fait devancĂ© par les autres contractions musculaires mais il nâempĂȘche que, Ă©tendue sur cet imparfait matelas, je remarque que la douleur est maintenant diffuse, Ă en devenir une bonne nouvelle ! Câest lâheure. Pas sans mal, je mâhabille du pantalon cirĂ© trop grand de Marvin, de mes chaussures de rando (les seules Ă peu prĂšs Ă©tanches) et de ma veste de quar qui devrait, mais quant Ă elle, nâest pas du tout impermĂ©able. Ces Ă©quipements de navigation ne mâavaient pas manquĂ© ! Mais alors pas du tout ! Je sors la tĂȘte dehors, Marvin est en train d'installer une lampe frontale sur un winch de sorte que les voiles restent apparentes. Parait-il quâil se soit pris un gros grain et que depuis les nuages gras et opaques ne quittent plus le ciel. La nuit est encore plus noir et la batterie en fin de stock Ă©nergĂ©tique. Pas trĂšs Ă©tonnant au vu des maigres heures ensoleillĂ©es que nous avons eu depuis le dĂ©part. Pour remĂ©dier Ă ce problĂšme, Marvin sâest dĂ©cidĂ© Ă faire ce quâil entend ĂȘtre le moins important dans la poursuite de notre objectif dâatteindre Camaret : Ă©teindre les feux de nav. Bah voyons ! Comme ça, aux croisements de bateaux de pĂȘche et de cargos, ils ne peuvent pas nous voir. Câest gĂ©nial đ. Les rafales montent dĂ©sormais Ă plus de 30 nds, ce que je croyais ĂȘtre la guerre 2 heures plus tĂŽt Ă©tait en fait une bagarre dans une cour de rĂ©crĂ©ation. Je mâinstalle Ă mon poste me croyant partie pour 1h Ă 2h de bagne dans les limbes de lâatlantique. Finalement, je mâen extrait au bout de 15 minutes Ă peine. Je suis incapable dâassurer le coup. Mes yeux qui doivent suivre le cap sur lâĂ©cran GPS (seul point lumineux dans ce dĂ©cor tĂ©nĂ©breux), couplĂ©s Ă lâimpact physique que le bolide lancĂ© Ă vitesse grand V sur une mer infernale, me donne la sensation dâĂȘtre complĂštement bourrĂ©e. (Allez tiens donc, un nouveau genre de mal de mer que je nâavais pas encore dĂ©gustĂ© !) âMarvin revient sur le champ de bataille et pour reprendre ses mots âcompose avec les Ă©lĂ©mentsâ pour les 6 prochaines heures⊠Pardon Marvin đ„ș C'est dans ces moments-lĂ quâon a beau se raisonner, on se sent ĂȘtre une vĂ©ritable sous-merde. Au summum de lâĂ©tat dâĂ©briĂ©tĂ©, je dĂ©charge des rĂŽts de lâespace (la classe internationale !) et retourne donc Ă ma banquette, me flanquer contre ma pile d'oreillers et mon chien bouillotte.
Plus tard, nous nous rapprochons du Raz de Sein et TOUS les appareils Ă©lectroniques nous abandonnent. Câest vrai que câest le moment idĂ©al pour que cela se produise si on se rĂ©fĂšre au dicton bien connu de tous les marins : âQui voit Sein voit sa finâ... Le raz de Sein est en effet une passe occidentale rĂ©putĂ©e pour ses brisants et son courant de marĂ©e violent. Câest un dĂ©troit de 8 km de large au sud de la mer d'Iroise, entre la chaussĂ©e de l'Ăźle de Sein et la pointe du Raz habillĂ©e de roches dĂ©chiquetĂ©es. Munis du seul Ă©clairage de la lampe frontale, le capitaine dĂ©cide dâemprunter lâoccidentale de Sein, câest-Ă -dire de contourner lâĂźle par lâouest. Ce second choix est certes plus sage en toutes circonstances dĂšs lors oĂč la destination finale dĂ©passe cette zone gĂ©ographique et dâautant plus dans les circonstances actuelles. Câest le mieux que lâon puisse faire. Je sors de ma grotte pour les 30 milles restants et pour cette fin de nuit apocalyptique. Enfin apte Ă Ă©pauler Marvin afin dâempanner la grand-voile sur notre derniĂšre ligne droite. Je suis Ă la barre depuis 10 minutes quand soudain, jâentends derriĂšre moi le bruit dĂ©chirant dâune dĂ©ferlante. Je sens instantanĂ©ment que cette derniĂšre va faire mal. Tout se passe en une fraction de secondes, je suis tĂ©tanisĂ©e, pĂ©trifiĂ©e, crispĂ©e comme une gosse qui va recevoir une claque. Je la sens se rapprocher et je hurle Ă la mort âNon, Nooonn, Noooooooonnnnnn !!!!â Et vlan ! đJe reçois par lâarriĂšre lâĂ©quivalent peut-ĂȘtre dâune quinzaine de seaux dâeau qui m'aspergeant de la tĂȘte au pied. Une torgnole dâune telle violence que mon buste se plie sous le poids de cette masse dâeau. Elle couvre tout le fond du cockpit et mes pieds avec. Je patauge dans une piscine et suis trempĂ©e jusque dans le fond de ma culotte đ±đ€Ł. Un peu sous le choc, je peine dans un premier temps Ă rĂ©aliser ce quâil vient de se passer. Petit Ă petit mon cerveau reprend ses capacitĂ©s dâanalyse tandis que je reste dans un Ă©tat Ă©motionnel pertubĂ©e et glacĂ©e sous mes vĂȘtements mouillĂ©s. Jâai maintenant peur que cela se reproduise. Marvin nâa rien vu de la scĂšne lui qui Ă©tait plongĂ© sur les cartes et sur le bloc marine. Il a juste entendu les cris de panique et le bruit Ă©pouvantable de la vague se fracassant sur le bateau. Il a ensuite constatĂ© les dĂ©gĂąts sur mon visage et dans lâentrĂ©e de lâhabitacle macĂ©rant dans de lâeau salĂ©e đ.Les premiĂšres lueurs du jour arrivent enfin. Le crĂ©puscule est grandiose sur cette horizon familier que sont les tas de pois et la pointe St-Mathieu. Le sentiment dâĂȘtre de retour chez soi s'immisce peu Ă peu en nous. Je me prends Ă penser Ă Lulu et comme si je le sentais tout prĂšs, des larmes montent Ă mes yeux. Auparavant, jâai beaucoup pensĂ© Ă lui, mon chat Pâtit Lu entre de bonnes mains dans la famille dâaccueil Limouzi⊠Mais je me surprenais Ă vivre lâĂ©loignement assez facilement au point de penser que mon amour pour lui s'Ă©tait amenuisĂ© avec le temps. Jâavais tort ! Un mĂ©canisme de protection psychologique et sensoriel sâĂ©tait comme de lui seul mis en place. Maintenant que le voyage approche Ă sa fin et maintenant que je me trouve de nouveau dans les eaux bretonnes, la carapace sâeffrite. Le couvercle se soulĂšve et laisse entrevoir tout le trĂ©sor sentimental prĂ©servĂ© au fond de la marmite. Pour lâheure, je rattrape mes pensĂ©es volages et revient entiĂšrement aux cĂŽtĂ©s de Marvin. Nous sommes presque arrivĂ©s Ă Camaret. Le temps de mettre Ă poste les amarres et les pares-bats, nous amorçons notre dernier virage en direction des pontons. 5 minutes plus tard, la dĂ©bandade sâarrĂȘte et le calme revient. Dedans câest la pagaille. Tout est mouillĂ© et humide. Les poils de CahuĂšte tapissent le sol collant et se mĂȘlent aux cheveux morts de Marvin tout aussi nombreux. Celui-lĂ les a long depuis peu. Jâai beau lui rĂ©pĂ©ter comment retirer son Ă©lastique, il continue de tirer dessus comme un barbare, lui arrachant mine de rien de belles mĂšches ! đEt la pauvre CahuĂšte a eu le droit a un petit vol planĂ© alors quâelle Ă©tait sagement assise sur sa banquette. Pas Ă©tonnant que le parquet porte maintenant un pelage. 10h30, dehors il pleut comme une vache qui pisse. Nous devons attendre que ce grain passe avant de commencer le rangement et le nettoyage du bateau. Il devrait faire beau cet aprĂšs-midi et câest tant mieux car il y a moulte choses Ă faire sĂ©cher đ . En attendant, une douche serait de bon aloi ! Nous connaissons dĂ©jĂ les sanitaires du port de Camaret qui laisse Ă dĂ©sirer⊠Mais aprĂšs 3 jours dans un environnement hostile et ingrat, ils se prĂ©sentent Ă nous comme le trophĂ©e dâune course au large gagnĂ©e. La pluie cesse et le soleil se montre comme prĂ©vu.. Avant de passer au cleaning du bateau, nous nous asseyons en terrasse et profitons pleinement du soleil breton đ (On espĂ©rait pas tant !). Ce n'est pas un mythe, ici il tape fort ! Nous ressentons la diffĂ©rence avec celui rencontrĂ© quelques semaines plus tĂŽt en Galice. Autour d'un cafĂ©, nous faisons le constat : ça aura Ă©tĂ© 3 jours dâune extrĂȘme intensitĂ©. Pas la plus longue mais la plus difficile navigation faite sur tout le voyage. Gascogne ne tari pas Ă sa rĂ©putation đ„”. Pourtant, ça aurait pu ĂȘtre pire. Nous aurions pu nous prendre bien plus de paquets de mer mais la houle longue nous en a Ă©pargnĂ©. Nous aurions pu recevoir bien plus de grains mais le ciel nous en a prĂ©servĂ©s. Nous aurions pu ĂȘtre victimes dâavaries mais le bon Dieu, nous en a exemptĂ©s.Â
Il se passe 5 jours avant de pouvoir repartir. Le vent soufflait encore trĂšs fort et dans la mauvaise direction. Ă lâavant veille de quitter la presquâĂźle, la question se pose : allons-nous faire un Camaret-Morlaix dâune traite ou allons-nous diviser cette fin de voyage en 2 ou 3 Ă©tapes. Nous prenons note des horaires de marĂ©es et des heures dâĂ©cluses Ă Morlaix qui dĂ©finissent avant toutes choses, les diffĂ©rents choix possibles. Ăgalement, nous jaugeons chacun de notre cĂŽtĂ© notre Ă©tat gĂ©nĂ©ral. Verdict : Nous sommes dans le mĂȘme bateau ! AbĂźmĂ©s. AbĂźmĂ©s câest le mot. Non pas uniquement de par la derniĂšre traversĂ©e mais par lâensemble du voyage. Voyager nâest pas toujours synonyme de vacances. Ă cĂŽtĂ© des nombreux bons moments, nous nâĂ©tions certes pas rĂ©munĂ©rĂ©s, mais nous avons travaillĂ©. Et sur un voilier, et sur nous.
Finalement, nous quittons Camaret-sur-Mer jeudi 18 septembre. Nous rassemblerons nos derniĂšres forces pour tenter une traversĂ©e directe de 24 heures vers Morlaix. La toute toute derniĂšre fois. La derniĂšre navigation qui nous fera franchir une palanquĂ©e de balisages avant de dĂ©poser nos bagages sur le quai du port. AprĂšs âQui voit Sein voit sa finâ, nous laissons de cĂŽtĂ© les autres cĂ©lĂšbres dictons âQui voit MolĂšne voit sa peineâ ou âQui voit Ouessant voit son sangâ pour sâengager sur notre derniĂšre ligne droite. Nous allons cramer le chenal du four đ„, tirer un trait vers lâĂźle de Batz âĄ, battre les affres contenues des 10 derniers mois pour sâengouffrer en baie de Morlaix â et clamer haut et fort dans un dernier effort âCâest nous qui arrive ! Câest Yes AĂŻ, câest nous !! đ â đ