Jeudi 18 septembre, il est 8h du matin. Personne au bureau. C’est bien contrariant car nous avions convenu la veille au soir d’un remorquage pour sortir du port. Sans plus attendre, nous demandons un coup de main à l’équipage d’un bateau voisin en train de s’affairer sur le ponton. Probablement qu’il appareille leur grand yacht de 50 pieds, battant pavillon estonien (encore jamais vu auparavant) pour partir sous peu. Une chance sur deux pour qu’il soit sur un retour de voyage et donc qu’il fasse cap sur le chenal du Four … Dans le mille ! Et demande acceptée ! Grand voile haute et foc de route à l’avant, direction la côte nord. Plus tard, nous passons à mi-flot à la hauteur des Abers. Nous sommes sur le bon timing des marées ce qui a pour effet de nous faire avancer à 7 ou 8 nds de moyenne sur le fond. Un véritable tapis roulant ! Il est seulement 14 heures lorsque l’on atteint le large de l’Aber Wrac’h. Nous hésitons à embouquer le fleuve pour nous y rendre et clore la traversée du jour étant donné que le vent est censé tomber en fin d’après-midi. Le courant cependant est avec nous et ne sera pas contre, au moins jusqu’en début de soirée. Nous nous trouvons à une vingtaine de milles seulement de l'île de Batz… Demain, le vent faiblit et après-demain, il se renforce et tourne du tout au tout, défavorablement. Il y a un paris à prendre et nous le prenons. Pourvu que les éléments restent dans notre camp jusqu’à notre point de chute : Roscoff. 3 heures passent, l’intensité du vent est descendue à 5 nds mais c’est encore bien assez pour tenir notre objectif du jour car nous ne sommes plus qu’à 5 milles de Batz . Quand … Patatraa… ! Le vent se casse complètement la gueule et notre vitesse avec, elle tombant à 1 nd. Marvin, le capitaine écrit dans son journal de bord :
“À ce rythme c’est mort. On va prendre la bascule dans le pif, retour à l’envoyeur !” Mais.. Qui ne tente rien n’amasse pas mousse comme dirait l’autre ! (C’est qui l’autre ? C’est celui qu’on ne sait jamais qui c’est 😁) Plan B, plan B, plan B, il faut trouver un plan B.. Quand soudain, une petite brise venant du sud se lève comme un second souffle. La nuit tombe, il ne faut pas traîner ! Yes Aï se dirige au près bon plein vers l’entrée Ouest du chenal de l'île de Batz.“Je ne remet pas en question les décisions du capitaine mais tout de même, ce que nous faisons là me semble risqué. Il vaudrait peut-être mieux contourner l’île par le nord car si le vent venait à tomber complètement au moment où le courant s’inverse et alors que nous nous trouvons au beau milieu du chenal entouré de caillasses, on ne ferait pas les malins …!” Ah j’ai parlé à haute voix ?! Il paraît sûr de lui. Faut dire, il connaît la zone comme sa poche. “De mémoire, autant il porte fort vers l’Est au flot, autant il n’est jamais très puissant dans le sens Est-Ouest au jusant. Il faut juste que cette brise ne nous lâche pas et surtout, ne refuse pas trop. Ça peut passer !” Oui. Oui, oui.. d’accord… Les ordres sont des ordres mon capitaine 😰 ! Et ça passe. Tout juste mais ça passe. Il avait raison ce con ! De nuit, 1 nœud de courant contre, au près serré au plus étroit du chenal mais ça passe. Le plus dur est derrière nous. Pensez-vous …Qu’est-ce que Yes Aï a -il bien pu faire dans le passé pour se voir recevoir un accueil aussi glacial ?! Je ne veux pas savoir mais vraisemblablement, il n’est pas le bienvenu dans cette marina. Tantôt, ses voiles se déventent, tantôt il se prend le vent dans le pif à l’entrée étroite du port de Roscoff. On manque même de se taper le grand quai des pêcheurs. Une sueur froide de plus dans notre palmarès des manœuvres abracadabrantes ! Il n’y aura pas de deuxième tentative. Nous repartons toutes voiles dehors et poursuivons notre escapade nocturne autant que faire se peut. 1 nd en attendant la bascule qui ne devrait pas tarder et qui devrait nous pousser gentiment vers le plan .. B ? C ? Je ne sais plus. Mais vers le mouillage de Terenez afin de passer la nuit (où ce qu’il en reste !). L’ambiance est métaphysique (pour reprendre le terme de Marvin). Qui aurait cru qu'un voilier de 9.50m s'aventurait de nuit en ces lieux accidentés. Ça ne doit pas arriver souvent ! Croyez-le ou non, nous en sommes les premiers étonnés ! On nous aurait dit que nous allions passer par le chenal de l’île de Batz de nuit, presque sans vent, à un moment proche de l’étale plutôt qu'à pleine marée haute… Nous ne l’aurions pas cru. Comment en sommes-nous arrivés là ? Je crois que tout commence le jour où l’on décide de se lancer dans une aventure. C’est en réalité la seule prise de risque qui existe vraiment ! “Se lancer” (S’il devait en exister une car là encore, la question se pose…) Car ensuite, nous sommes acteurs principaux de scènes et d'événements qui se déroulent et s'enchaînent sans qu’il n’y ait prise de recul possible. On ne s'aperçoit de rien ou presque. On est dedans et on agit, point. C’est éventuellement plus tard que l’on reconsidère notre vécu et alors là, on déplore,on se lamente ou on se gratifie de ce que l’on a fait. Erreur. Car toutes reconsidérations déconstruisent le vécu et sont en dehors de la réalité. Elles utilisent nos expériences passées ou celles des autres pour lui donner un sens arrangé et affabulé. Mais l’expérience antérieure n’est pas un signe de vérité car la pure vérité se crée ici et maintenant. La vérité n’est pas une représentation. Le passé et l’avenir ne peuvent exister qu’en pensée. L’instant présent est la seule réalité donc restons-y ! Alors, oui nous l’avons fait, oui aux yeux des autres ça peut paraître fou, oui au regard de ce que l’on croyait avant, ça l’est aussi. Mais on l'a fait parce qu’il fallait bien décider d’une chose et agir. Désormais, je ne vois plus ces expériences dites “dangereuses” comme telles. D’un certain point de vue elles le sont, d’un autre, elles ne le sont pas. D’un troisième, elles ne sont ni l’une ni l’autre. Aujourd’hui avec le recul, je me trouve là. Je ne souhaite pas analyser les faits passés parce que je veux garder en mémoire la vérité de l’instant présent, c’est-à-dire comment j’étais et ce que je ressentais vraiment au moment où on a passé le chenal. La vérité est dans le vivre et dès lors où on entre franchement dans le “vivre”, toutes critiques n’ont aucun intérêt et ne portent aucun sens. Si on traduit la vérité comme étant le bonheur ultime, nous pouvons peut-être mieux comprendre le sens de la phrase écrite par J-C Ruffin dans son roman racontant la vie de Jacques Cœur et, ce que je viens d’étayer : “Rien n’apporte autant de bonheur que le départ vers une vie inconnue. L’aventure rend possible le pire mais aussi le meilleur, c’est-à-dire l’inconcevable, l’inattendue, le fabuleux. Elle donne le sentiment de vivre enfin.” La nuit est belle, les étoiles sont au rendez-vous et rencontrent pour la ixième fois les lumière des phares en baie de Morlaix. Il y a si peu d’air et nous avançons si lentement que nous pouvons entendre les oiseaux marins piailler d’une façon différente du jour. Chaque son émis est moins appuyé, moins détonnant. Ils semblent s’endormir en même temps qu’ils crient. C’est étrange de sentir tant de vies autour, tant de présences, qu'elles soient animales, végétales ou minérales, sans que nous puissions les voir. Il est plus de minuit, ils sont nombreux mais l’heure fait que l’activité est moindre. Le calme règne en grand maître et c’est très bien que le vent soit faible voire presque nul, car de cette façon, nous pouvons évoluer sans le perturber. Accompagnés par le bruissement délicat de l’eau contre la coque, nous découvrons, ressentons et prenons conscience du lieu dans un contexte unique et privilégié. Il est tard mais seuls humains dans ce décors qui nous est atypique, on en oublie la tyrannie de l’horloge. Des ombres apparaissent à droite et à gauche. Je regarde alors l’écran GPS. J’ai l’impression que l’on passe très près de la rive, par conséquent tout près des cailloux. Je sens une légère anxiété latente mais comme d’habitude, l’assurance et l’aplomb de Marvin me rassurent et m’apaisent de l’intérieur. Enfin, le courant porte au sud, la baie commence à se remplir et la petite brise est passée SO. C’est ce qui s’appelle avoir de la chatte ! “Maintenant, cap sur le chenal de Tréguier ! 2 phares à alignés c’est facile !” lance Marvin. (Attends.. Il s’est drogué à mon insu ou quoi ? Quelle mouche l’a piqué !? Comment se fait-il qu’il ne soit pas fatigué ? Peut-être est-ce le sentiment d’être chez soi ?🤔). 3 heures plus tard, nous laissons le château du Taureau sur bâbord et jetons l’ancre devant Penn An Lann finalement, au sud de l’île Louët. Le lendemain matin est un cadeau du ciel. Nous nous réveillons au milieu d’une merveille de la nature. Le paysage qui nous entoure et dans lequel nous nous trouvons est riche et à couper le souffle. D’un côté, Carantec et sa plage de Tahiti (oui c’est son nom), de l’autre, l’île Noire et le phare qui porte son nom. À son arrière plan, la Presqu'île de Barnenez et l’anse de Térénez. Derrière nous, un amas d'îlots rocheux dont le célèbre château du Taureau. (Dire que l’on a tiré des bords au milieu de tous ces cailloux…Heureusement que Marvin connaît ce terrain de jeu de fond en comble et dans les moindres détails.) Et en face, une petite brume de terre recouvrant l’entièreté de l’entrée de la rivière. Qui dit brume de terre dit beau temps ! La lumière du soleil y rebondit et augmente son intensité. C’est drôle car nous n’y voyons pas plus clair que la nuit dernière. Ce matin, tout juste sortie du lit, c’est à peine si je peux ouvrir les yeux. Que je regarde la terre ou la mer d’huile rendue translucide par cette lumière intense du soleil, je ne peux que les entrouvrir. Il fait déjà bien chaud et la surface du bateau mouillée par l’humidité de la nuit sèche rapidement. Nous avons 5, 6 heures devant nous avant de pouvoir embouquer la rivière de Morlaix. Je démarre donc ma journée par un bain de soleil. Tout repose en paix et semble jouir du ciel complètement dégagé. Comment pourrais-je ne pas en faire autant ? Cela me rappelle une phrase écrite par Matthieu Ricard disant ceci : “l’émerveillement nous fait sortir de nous-mêmes, il immensifie l’esprit et dilate le cœur. Il nous emplit de la vaste et émouvante interdépendance des êtres et de la nature.” C’est exactement ce que je peux ressentir maintenant. Il se passe 1 heure sans que je m'aperçoive du temps qui s’écoule. Je me sens bien et reposée, plus encore qu’après une bonne nuit de sommeil. Je me dis que nous sommes sur la fin de ce long voyage et comme météo d’arrivée, on ne pouvait pas mieux espérer ! Fin, Finir. De la manière où nous l’avons commencé ? 14h30, aidé d’une âme charitable, aidé d’une personne à qui on a donné une fois de plus l’occasion de servir le bien, de donner et de se donner. Nous commençons notre entrée dans la rivière, notre entrée vers la fin d’une aventure.16h nous arrivons pour l’ouverture de l’écluse. Yes Aï remonte la rivière, s’enfonce dans les terres morlaisiennes pour s’offrir un long repos bien mérité ! Nous sommes accueillis par quelques amis et proches afin de trinquer à la clôture d’un périple, une exploration (extérieure et intérieure) riche qui marquera nos vies à tout jamais.