Je suis un amoureux de l’anthropologie par la musique. Rien ne dit mieux la culture, les traditions sociales, les habitudes d’un peuple que les chansons qu’il crée. Car la chanson est un véritable miroir de l’âme. Les lamentations révèlent la tristesse, les ballades expriment le bonheur, parfois même les récits comiques ou légers nous offrant un sourire, et les odes traduisent l’admiration pour quelque chose ou quelqu’un. Pour chaque émotion humaine, il existe un chant ; pour chaque événement marquant de l’histoire, une mélodie ; pour chaque figure, une voix qui s’élève.
Ironie du sort, ces musiques sont souvent mal datées et mal répertoriées. Elles circulent librement, transmises de bouche en bouche, par-delà les époques et les générations. Elles ne sont donc que très rarement utilisées par les historiens pour comprendre une réalité, et à raison. Mais moi, je ne suis qu’un amateur, alors je m’engouffre dans ces chants pour imaginer la vie d’avant : ils racontent une réalité sociale, l’essence d’un peuple sur son territoire.
C’est ainsi que je me suis attaché aux chants corses. Ils parlent de bergers et de jolies jeunes filles à marier, de la beauté de la terre natale, des enfants radieux, de la vigueur de jeunes hommes entreprenants ! Autant de thèmes simples et universels !
J’ai écouté longuement plus d’une quarantaine de chants corses durant mon voyage. Aujourd’hui, en lien avec le plateau du Cuscionu, j’aimerais parler de Nanna di u Cuscionu, que l’on pourrait traduire par « Berceuse du Coscione ».
La nanna est un style de musique corse, il s’agit d’une berceuse. Celle-ci est en monodie, un chant porté par une seule voix, une berceuse calme. Le thème abordé est important : la grand-mère raconte à sa descendance la vie de la famille, le respect qu’elle inspire, puis décrit un avenir radieux. Les Corses improvisaient beaucoup, et chaque village, voire chaque région, si ce n’est chaque famille, possédait donc une version spécifique de berceuse. De grand-mère à petite-fille ou de mère à fille, on transmettait les couplets les plus marquants, souvent connus régionalement. À ceux-là, on ajoutait une création qui était retenue ou non selon son impact sur la population. Le chant s’enrichissait ainsi de génération en génération. Ces chants sont souvent calmes, afin de pouvoir être chantés à l’enfant dès son plus jeune âge, pour qu’il puisse les incorporer au fond de lui et les chanter à son tour. Les Corses ont toujours été très fiers de leurs voix, en témoignent les multiples chants polyphoniques que compte le répertoire corse, les ''paghjella'' . À la différence de nous, Français actuels, pour de nombreux groupes corses, le but est d’élever la voix le plus haut possible, d’être entendus le plus loin possible lors d’une polyphonie. Chacun donne de son mieux pour chanter le plus fort possible tout en gardant un timbre juste.
Dans cette chanson, la grand-mère raconte à sa petite-fille l’histoire d’une demoiselle née dans la région du Cuscionu, probablement issue du plateau, et qui se maria dans celle de la Gravona, non pas avec un grand prétendant, mais avec un berger. À la suite de ce beau mariage célébré par les deux familles des amants, ils partirent tous deux en direction du plateau afin de pouvoir exercer la vie de bergers. À la fin de ce texte, la grand-mère tend un seau de lait caillé à l’épouse, signe qu’elle aura pour mission de traire les brebis. Cette pièce semble être un vœu que l’on formule à sa descendance : le vœu d’une vie accomplie et stable. Et puisque les populations du plateau du Cuscionu sont réputées depuis toujours pour être des bergers, alors tout naturellement, la grand-mère souhaite à son enfant d’épouser un berger opulent, c’est-à-dire issu d’une bonne famille par-delà le plateau.
Linguistiquement : on expose ici un texte écrit dans un parler populaire et facilement compréhensible. C’est pour ça que je n’ai pas mis les paroles traduites : c’est vraiment vilain par la simplicité du vocabulaire. Le lexique est néanmoins intéressant concernant les vêtements et la cérémonie du mariage corse ancestral qui se déroulait avant celui fait à l’église.
Culturellement : on a ici une image de la société corse à l’époque où le berger représentait un bon parti. On trouve aussi la description de quelques moments d’un mariage ancien et de ses rites spécifiques. On voit bien que la nanna joue un rôle important chez ce peuple dans la transmission des règles de vie de la société, ici pastorale et chrétienne, le mariage étant alors un rite obligatoire à toute union.
Nous parlerons ensuite brièvement de la chanson Ciucciaredda, similaire puisqu’il s’agit également d’une nanna, cette fois sur le thème des paysans. Je l’écoutais à titre personnel pour me détendre, et c’est probablement l’une des plus connues de Corse. En voici la traduction :
*« Ô ma petite, tu ne sais combien je t’aime.
Ta beauté, tes cheveux d’or.
Ma petite chose sucrée.
Comme cette nuit est longue.
Endors-toi. Ton père est aux champs.
Je suis allé au jardin ce matin de bonne heure.
Ton frère n’y était pas car il était à l’école.
Tout était fait pour te voir. Ô bouquet de violettes.
Endors-toi. Ton père est aux champs.
Je veux monter là-haut sur les collines.
Il y a des chèvres, des mouflons et leurs petits.
Là-haut sont les petits lapins. Essaie donc de les attraper.
Endors-toi. Ton père est aux champs.
J’ai trouvé un nid, dedans étaient deux œufs.
Je suis allé voir l’oiseau qui les couvait.
C’était un nid de colombe et trois fois je l’ai trouvée.
Ô colombe à collerette. Comme est longue cette nuit.
Siffle autant que tu peux et rugis, tramontane.
Je file le lin et je carde la laine.
Je t’ai fait un manteau. Et garni le jupon.
Ton manteau enchanté. Au pourtour brodé. »*
Le problème est le suivant : nous avons perdu, au fil des âges, la signification profonde de ce chant, les allusions, les métaphores employées. Nous ne les comprenons plus.
Ici, on saisit toutefois que la mère berce tendrement son enfant jusqu’à l’endormir, évoquant des thèmes simples et rassurants : de petits animaux qui éveillent la joie chez l’enfant – lapins, oiseaux, chèvres et mouflons –, tout en rappelant les responsabilités de ses parents : le travail du père aux champs, ou encore ses propres gestes dans le potager avant de venir chanter. Tout, chez cette mère, est tourné vers l’admiration et l’amour qu’elle porte à son enfant. Cette berceuse n’a pas d’autre but que de rassurer, mais aussi d’enseigner : rappeler à l’enfant que sa mère sera toujours l’un de ses plus proches soutiens, mais aussi rappeler à la mère qu’elle doit chérir son enfant.
En bref, pour revenir au plateau du Cuscionu, c’est un splendide plateau vallonné de moyenne montagne, situé vers 1 500 mètres d’altitude. Il est herbeux, mais son manteau de verdure est ponctué de gros rochers arrondis, dont la forme atypique intrigue. En plein milieu du plateau se dresse une montagne qui le domine. Il est possible d’en faire le tour sans quitter le plateau, mais moi, j’ai crapahuté sur un de ses versants afin de revenir plus vite sur mes pas. À l’arrière du plateau, les montagnes reprennent progressivement le dessus, marquant le paysage de reliefs abrupts, sur le plateau, on croise une multitude de cochons semi sauvage, sans doute plus d’une centaine !
Il y a entre 18 000 et 20 000 pratiquants réguliers de la chasse en Corse. Cela représente environ 5 % de la population, soit le taux le plus élevé de France. Mais selon les statistiques menées par la commune de Porto-Vecchio, disponibles à l’exposition du fort Sant’Antonu, on apprend qu’au moins un habitant sur cinq a déjà pratiqué la chasse au cours de sa vie.
La Corse, avec ses plaines, ses montagnes, son maquis et ses marais, offre un habitat propice à différents types de gibier. Cependant, la chasse au sanglier occupe une place toute particulière sur l’île. Autorisée chaque année dès le 15 août, les battues sont organisées notamment les mercredis et les dimanches. Chacun a son rôle : i boci, souvent des ghjacaraghjoli, s’occupent des chiens qui débusquent et rabattent ; i motti avertissent les tireurs ; et i posti sont placés dans des points stratégiques, là où les sangliers, fins observateurs, ne peuvent ni voir ni sentir leur présence.
L'habileté des Corses à la confection vestimentaire relève en effet d'une longue tradition ancestrale. La culture du chanvre et de la soie était très présente à Porto-Vecchio. Au XVIIe siècle, toutes les femmes et jeunes filles des villages savaient tisser la toile, de lin, ''U pannu corsu'' le drap de laine de brebis, et ''U piloni'' le poil de chèvre, afin de confectionner les habits du quotidien : Veste, chemise, pantalon, jupon, justaucorps, fichus, foulard, etc.