Je commence à être habitué aux sentiers des douaniers, celui-ci est déjà le troisième depuis mon arrivée sur l’île. Alors, qu’a-t-il de plus que les autres ? La réponse s’impose d’elle-même en marchant : il offre une vue grandiose sur la presqu’île de Bonifacio et son goulet, un étroit chenal permettant aux bateaux de quitter le port de cette cité fortifiée dressée à l’extrême sud, comme suspendue entre ciel et mer. La roche calcaire sur laquelle elle repose, striée de couches successives fût façonnée par les vents, la pluie et les flots. Ses falaises, sculptées d’entailles, de fentes et de rainures, dévoilent une palette de couleurs magnifiques à chaque strates différentes allant du blanc, au beige, voir même au gris. À l’extrémité du rocher, une vaste grotte s’ouvre comme un port souterrain dans la blancheur des parois, c'est peut-être pour ça qu'il n'y a aucune structure à cet emplacement plus haut, enfin, il y a bien des remparts et le « Gouvernail de la Corse », un bar souterrain, mais aucune habitation conséquente, peut-être à cause du risque d’effondrement de l’endroit, qui ne pourrait soutenir un tel poids, Mais moi, si j’étais le gouverneur de Bonifacio, je construirais un petit port dans cette grande grotte, juste en dessous de la ville, et j’y ferais un escalier menant à la surface. Qui sait, peut-être que quelqu’un y a déjà pensé !
Extrait du journal d'un montagnard #
En continuant, il est possible de tomber sur le joli phare de la Madonetta. Pour être honnête, j’ai fini par apprécier ces phares, sans doute un peu par syndrome de Stockholm après en avoir tant vu sur l’île. À l’origine, je n’aimais vraiment pas leurs formes atypiques : pour moi, un phare a toujours été rond, même si je n’en ai pas vu beaucoup dans ma vie ! Bon, je pouvais concevoir qu’ils soient en forme de tour carrée, mais ici, le niveau architectural est tel que les phares ont des bases rectangulaires ou carrées, surmontées d’une tour elle-même carrée, puis d’une lanterne. Cela ne fait pas très joli : on dirait une maison sur laquelle on aurait inséré une tour ! Comparés à nos phares ronds et majestueux, ils ne cassent pas trois pattes à un canard. Mais bon, je les aime quand même : quand vous parcourez les côtes et que vous les apercevez, ils vous font sentir moins seul, vous finissez par vous y attacher.
Extrait du journal d'un montagnard #
La suite de mon pèlerinage jusqu’à l’Ermitage de la Trinité s’est déroulée essentiellement dans le maquis, longeant les falaises calcaires et les différents bassins que l’on rencontre sur le chemin. Au loin, sur l’image suivante, on peut apercevoir le pic de l’Ermitage, en haut à droite : c’est là-haut que se trouve une jolie croix, vers laquelle j’aimerais me rapprocher !
Extrait du journal d'un montagnard #
Ce lieu, souvent surnommé la « Montagne de Bonifacio » en raison de ses 200 mètres d’altitude surplombant la côte et de son rôle emblématique dans la région, a beaucoup à offrir aux pèlerins comme moi. Dans une atmosphère paisible, au milieu d’oliviers centenaires, l’Ermitage apparaît comme un refuge où se mêlent spiritualité et sérénité. Comme le rappelle un panneau sur l’un des sentiers : « Sanctuaire, lieu de culte et de traditions, repaire de bandits, terre de bergers et de paysans, incarnation de la beauté fragile du paysage bonifacien, l’Ermitage de la Trinité est un haut lieu du patrimoine corse, dont la visite mérite un détour. »
L’esprit du lieu est imprégné de pratiques ancestrales : d’abord païennes remontant au IVe siècle, puis marquées par l’installation d’un culte paléochrétien. Des recherches archéologiques et historiques ont révélé la présence d’ermites, occupant les grottes creusées dans le granit au-dessus d’une première chapelle antique dont il ne subsiste presque rien. L’église, dédiée à la Très-Sainte-Trinité, existe sous sa forme actuelle depuis le XIIIe siècle selon les textes anciens. Maintes fois remaniée par les Bénédictins et les Franciscains, elle accueillit également des moines Capucins au XIXe siècle, qui fondèrent le couvent attenant.
J’ai moi-même pu assister à la répétition d’un mariage chrétien qui s’y déroulait, avec le prêtre, l’orchestre et le chœur. Je n’ai en revanche pas pu assister à la cérémonie elle-même, qui a eu lieu quelques heures plus tard. Cela témoigne de l’importance persistante de cette église pour les Bonifaciens : choisir de célébrer un mariage si loin de la ville, plutôt que dans une église de quartier, prouve à quel point ce lieu demeure symbolique pour eux.
Allez savoir pourquoi, ces bougres n’ont pas aménagé de sentier menant au plus près de la croix. Pourtant, j’ai cru en déceler un, alors je l’ai suivi. J’y ai même trouvé un tas d’anciennes pierres de taille, probablement une infime partie d’un ancien bâtiment. Je me suis hissé d’olivier en olivier, puis de pierre en pierre, jusqu’à sortir de cette forêt.
Or, enfer et damnation ! Le chemin menant au début du chaos granitique était bloqué par une clôture métallique. Mais devinez quoi : en longeant la clôture, j’ai remarqué qu’une parcelle avait été coupée ou défoncée. Je ne sais pas exactement : un rocher serait-il tombé et aurait créé cette brèche, ou un individu souhaitant atteindre la croix ? Quoi qu’il en soit, je me suis engouffré.
J’ai continué à évoluer sur les blocs de granit, alternant marche et petite escalade, jusqu’à considérer que j’étais suffisamment proche de la croix pour contempler le superbe paysage qui s’offrait à moi : la croix de l’ermite, l’église en contrebas et, devant moi, les Bouches de Bonifacio ! Quel spectacle !
Ils devraient vraiment aménager un petit sentier pour accéder à ce belvédère que j’ai atteint en une trentaine de minutes, ça en vaudrait vraiment le coup. Ou alors, ils peuvent le laisser secret, pour que seuls quelques casse-cou puissent le découvrir !
Extrait du journal d'un montagnard #
J’ai cru comprendre que des gens étaient morts en tentant d’accéder à la croix, d’où la clôture métallique tout autour de cette dernière. Je peux comprendre l’initiative, mais le problème, c’est qu’en montagne, des morts, il y en a chaque année. Si l’on devait fermer tous les lieux où des malheureux ont péri, on ne pourrait plus aller très loin, on ne pourrait même plus sortir de chez nous !
Je précise cela parce que les maires de certaines communes en Corse ont pris des arrêtés municipaux interdisant l'accès à certains sites de randonnée en période estivale après un ou deux décès, sous peine d’amende. En cette période, autant dire que les gendarmes sont très attentifs à leur application. Étrangement, ces restrictions concernent principalement certaines piscines naturelles et cascades, comme celles de Purcaraccia ou d’autres dans le centre-ouest de l’île.
Je ne comprends pas vraiment le principe d’interdire l’accès à des lieux entiers sous prétexte qu’une personne y a perdu la vie par maladresse. Si la mort résulte d’un danger intrinsèque du site, il est normal d’en restreindre l’accès tant que la menace n’est pas résolue. Mais ici, les cascades et piscines ne sont dangereuses que si les visiteurs s’en approchent imprudemment. La fermeture devrait donc être un ultima ratio, un dernier recours, et non la solution de facilité dès qu’un fait divers survient.
J’y vois deux volontés :
Premièrement, limiter la surpopulation dans ces lieux touristiques. Allez voir sur Google Maps : beaucoup classent les cascades de Purcaraccia comme « très difficiles et dangereuses », alors qu’elles ne le sont pas vraiment. Les locaux cherchent surtout à éloigner les touristes, et là, je comprends l’initiative, en période estivale, certains lieux deviennent infernaux, certaines communes préfèrent donc limiter l’affluence touristique de cette façon en invoquant un ''danger'' et en restreignant le site.
Deuxièmement, se protéger contre d’éventuelles poursuites administratives en cas d’accident. Le droit est tel que si la commune connaît un risque pour la vie des administrés et qu’elle ne les en informe pas, elle peut être attaquée, même pour des accidents imprévisibles. Par exemple, dans les gorges de Kakuetta au Pays Basque, une famille a porté plainte après qu’une victime, paix à son âme, soit morte à cause d’un rocher détaché suite à de violents orages, un événement naturel et totalement aléatoire. La famille ne gagnera probablement pas, car le maire n’est pas omniscient et n’a pas de dons de devin. Pourtant, ces plaintes engorgent inutilement les juridictions administratives et dilapident l’argent public.
En bref, je n’aime ni que les communes restreignent la liberté d'aller et venir par facilité et peur des représailles juridiques, ni que certaines familles attaquent pour le moindre accident. En nature, il faut être conscient des risques et se fier surtout à soi-même, tout en rappelant que la collectivité a des obligations d’entretien : un pont qui s’écroule sur un sentier à la suite d'une crue, c’est sa responsabilité, car le dommage était prévisible, hélas, une pierre qui tombe sur un sentier, c'est imprévisible, un agent ne peut écarter toutes les pierres d'une montagne.
Ahah, on sent le juriste qui reprend le dessus, mais le droit reste passionnant, n’est-ce pas ?
Extrait du journal d'un montagnard juriste #